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Festival Off d’Avignon : Carmenseitas, dans la peau d’une cigarière
Publié le 13 juillet 2010
par Myriam Mounier (Med'in Marseille)

Le Cocktail théâtre, compagnie marseillaise s’installe en Avignon, au Théâtre du Chêne Noir jusqu’à la fin du mois. La troupe phocéenne joue dans la cour des grands, aux côtés des invités vedettes du théâtre avignonnais, Jérôme Savary, Romane Bohringer, Oliver Sitruc. Le directeur des lieux, Gérard Gelas a eu un coup de cœur pour le Carmenseitas d’Edmonde Franchi, auteure et conceptrice du spectacle.

Carmenseitas redonne vie à des destins, ceux des femmes ouvrières de la Manufacture des tabacs phocéenne de La Belle de Mai. Ces gens de peu, ces gens de rien n’ont pas conscience qu’ils ont fait l’Histoire. Edmonde Franchi a voulu rendre hommage à ces cigarières, qui ont animé les lieux industriels de 1890 à 1990. Car plus oubliée que l’ouvrier est l’ouvrière. Le spectacle réveille avec ardeur et attendrissement la mémoire d’un monde occulté, populaire et militant de ces femmes à l’image d’une Carmen de Mérimée.

Un véritable travail d’historien

La genèse de cette histoire collective est née de sentiments croisés, nostalgie, amertume, révolte d’Edmonde Franchi. L’auteure a vu le jour à La Belle de Mai. Bien plus tard, lorsqu’elle se promenait dans le quartier, les odeurs de tabac avaient disparu. Cette ambiance olfactive l’interpellait jadis : que sont devenues ces femmes en blouse bleue qui travaillaient là durant un siècle ? Edmonde Franchi décide de suivre le fil d’Ariane et de remonter le cours du temps. Elle commence à s’investir dans ce beau projet de reconnaissance de l’autre, du monde prolétaire.

Elle mène ainsi une véritable enquête pour retrouver ces héroïnes des temps modernes. Les recherches s’avèrent souvent infructueuses. Elle lance alors un appel à témoins dans un quotidien local. Petit à petit, elle rencontre des cigarières, soupçonneuses, méfiantes au départ mais qui se livreront au fil des échanges. L’auteure consacrera deux années à ce long travail de recherche et d’écriture pour reconstituer l’univers d’autrefois. Ce projet ressemble à une thèse, un vrai travail d’historien selon Olivier Neveux, un maître de Conférences-Arts du spectacle à l’université Marc Bloch de Strasbourg.


Témoignages émouvants

Edmonde Franchi a relevé le défi de nous faire écouter ces femmes, leur quotidien d’antan, leur bataille militante à l’image de la grève de novembre 1938. Elle retranscrit leurs témoignages avec précision, émotion, humanité. Elle ne triche pas avec leur histoire. Elle montre les brutalités et humiliations du chef d’atelier, la pénibilité du travail avec le bruit assourdissant des machines, la répétition incessante des gestes, et à la fois les rivalités, les lâchetés, les rancœurs. Carmenseitas évoque les premiers mouvements sociaux, les revendications pour faire valoir leurs droits, la solidarité ouvrière via les syndicats. Au travers de la Manufacture de tabacs, c’est aussi, relater l’histoire de l’immigration italienne de Marseille.

Belle interprétation

La pièce oppose deux mondes parallèles sur scène : le travail de recherche, de témoignages d’aujourd’hui et hier, au travers de flash-back de l’histoire. La mise en scène d’Agnès Regolo est délicate, émouvante. Avec sa complice de toujours, Edmonde Franchi, elle a repris des phrases, des fragments de vie des témoins. Cette création au plus proche de la réalité a été présentée la première fois en 2008 au théâtre Toursky de Marseille. Depuis elle a beaucoup tourné dans la région et en Algérie –Alger, Tizi-Ouzou. Le chœur des débuts de Carmenseitas s’est transformé en solo. Michèle Fernandez a une voix absolument magnifique. Elle intervient à des périodes clés de l’histoire de la manufacture au cours du siècle avec un standard de l’époque. Elle est par exemple époustouflante dans un standard du jazz a capella. Elle improvise, elle sait donner du sens à sa voix.

Paroles de femmes

Les quatre comédiennes dont Edmonde Franchi, marseillaises réalisent aussi une belle performance. Agnès Regolo alterne avec subtilité des scènes collectives et des solos. A l’instar de Catherine Lecoq. Elle incarne une veuve de guerre. Elle n’a pas le choix, elle doit aller travailler à la manufacture, elle s’interroge : que fait-on des enfants ? Des bribes de vie nous sont ainsi rapportées, touchantes, difficiles. On peut être ému jusqu’aux larmes mais on rit beaucoup aussi.

Depuis sa naissance en 1985, le Cocktail théâtre s’est toujours efforcé de donner la parole aux femmes au fil de ses créations telles Cœur à prendre, Femme d’intérieur. Edmonde Franchi, fondatrice a instauré un travail de proximité avec les associations de femmes, oeuvrant dans la lutte des femmes (Forum Femmes Méditerranée, SOS Femmes). Par ailleurs, une sensibilisation aux pratiques artistiques existe dans différents quartiers. Des actions éducatives ont lieu en milieu scolaire autour de l’égalité des sexes. Edmonde Franchi est à l’image des cigarières, une militante des Droits des Femmes.

Carmenseitas, un spectacle qui ne laisse pas indifférent, à découvrir avec grand plaisir au Théâtre du Chêne Noir.

Carmenseitas, du Cocktail Théâtre. Textes et conception, Edmonde Franchi, mise en scène, Agnès Regolo. Avec Hélène Force, Edmonde Franchi, Catherine Lecoq, Tania Sourseva. Chant Michèle Fernandez. Le Théâtre du Chêne Noir, 8 bis rue Sainte-Catherine, à Avignon du 7 au 30 juillet à 13h 15. Location : tél 04 90 82 40 57, site : http://www.chenenoir.fr